15
Zoé baissa les yeux sur la housse mortuaire en plastique blanc posée sur le chariot d’acier de la morgue. Trop petit. Impossible qu’il contienne même les restes d’une vieille SDF rabougrie.
« Allez-y », dit-elle.
Christopher Jenkins, l’assistant du médecin légiste, la regarda avec gravité.
« Vous êtes sûre que vous ne préférez pas faire ça dans la salle de visionnage, en vidéo ?
— Je veux la voir. Il faut que je la voie, Chris.
— Vous croyez vraiment… ? fit-il, mais il tendait déjà la main vers la fermeture Éclair de la housse. Je pourrais me faire drôlement engueuler pour avoir enfreint la procédure, même si la plupart des gens, ici, vous connaissent. »
Il tira la fermeture, juste assez pour révéler la tête.
Zoé se préparait au choc, et pourtant elle ne s’attendait pas au coup à l’estomac que lui fit la vision de sa grand-mère dans cet état.
Les os du visage de Katya Orlova disparaissaient sous une sorte de mastic gris : il ne restait rien de la jolie jeune femme de la photo encadrée. Mais dans ses tripes et dans son cœur, Zoé la reconnaissait. C’était bien Katya Orlova, la femme qui avait donné vie à sa propre mère. Zoé n’avait jamais mesuré combien les liens du sang étaient primordiaux. Jamais, jusqu’à ce moment. Elle éprouvait quelque chose pour cette femme. Ce n’était pas de l’amour – ce mot était à la fois trop vide et trop profond. Un lien, peut-être. Un lien du sang.
En même temps, c’était la femme qui avait abandonné sa fille dans un orphelinat avant de disparaître. Pendant quarante-neuf ans. Quelle mère aimante aurait pu faire une chose pareille ? Fuyait-elle déjà, à l’époque, ce qui avait fini par la tuer, quoi que cela puisse être ?
« Pourquoi ? »
Zoé ne s’était pas rendu compte qu’elle avait parlé tout haut jusqu’à ce que Jenkins dise :
« On l’aura, ce salaud, Zoé. Il est encore tôt. »
Zoé recula d’un pas et se détourna. La morgue devait être parfaitement ventilée, mais elle aurait juré que l’odeur de la mort planait dans l’air comme un nuage huileux.
« Ça vous aidera peut-être de savoir…, commença Chris Jenkins en refermant le sac mortuaire. Je pense qu’elle ne vivait pas dans la rue depuis longtemps. Elle s’était fait faire assez récemment des travaux dentaires plutôt coûteux, et elle n’avait pas de poux ni aucun de ces parasites que ramassent inévitablement les sans-logis. Et puis, même si elle n’avait pas été assassinée, elle n’avait guère plus d’un mois à vivre. Elle était condamnée. Un cancer. »
Sa grand-mère, atteinte d’un cancer incurable ? Était-ce pour cela qu’elle était revenue ? se demanda Zoé. Le fait de découvrir qu’elle allait mourir l’avait-il poussée à se rapprocher de la famille qu’elle avait abandonnée il y avait si longtemps ? Sauf qu’elle n’avait pas repris contact. Mais elle en avait sûrement l’intention. Elle avait un bout de papier avec mon nom et mon adresse. Un bout de papier qu’elle avait essayé d’avaler juste avant sa mort. Pour empêcher son meurtrier de tomber dessus ? Mais pourquoi ?
Et quelle qu’en soit la raison, est-ce qu’elle trouvait déjà son origine chez la jeune femme de la photo ? Les graines de sa mort avaient-elles été semées dans ce lointain passé ?
« L’inspecteur Mackey a dit que l’arme du crime était restée dans le corps, dit Zoé. Je peux la voir ? »
Jenkins hésita un instant, puis il haussa les épaules.
« Elle est au labo. »
Il ouvrit la voie, lui tenant la porte ouverte.
« On vous a déjà demandé de nous fournir un échantillon d’ADN ? Ça nous permettrait de déterminer avec certitude si la vie… la femme est votre grand-mère.
— Je ferai tout ce que je peux pour vous aider. »
Les flics avaient besoin du test ADN pour compléter le dossier, mais pas elle. Elle savait que la femme assassinée dans la housse était sa grand-mère. Katya Orlova.
Le lien du sang.
« On a procédé à la recherche d’empreintes sur l’arme, dit Chris Jenkins en enfilant une paire de gants en latex et en les faisant claquer. Rien du tout. Même pas une empreinte partielle. Que des fibres, cohérentes avec ses vêtements. Rien d’étranger. »
Il ouvrit une enveloppe en papier kraft et la retourna de façon à faire glisser la poignée du couteau dans sa main. Il le brandit en fléchissant le poignet dans un sens et dans l’autre tel Dark Vador maniant son sabre de lumière. La lame grise, terne, était longue, à double tranchant, avec une pointe recourbée en crochet.
« On ne tombe pas tous les jours sur des couteaux comme ça, dit-il. Ça s’appelle un kandra. C’est russe. J’ai dû chercher un peu, mais j’ai trouvé d’où ça venait. Je suis remonté jusqu’au fabricant, dans une petite tribu sans nom de gardiens de troupeaux de rennes, au fin fond de la Sibérie… Mais non, Zoé, je plaisante ! »
Zoé ne réussit pas à sourire. Tout au fond, dans un coin sombre de son âme, elle craignait que quelque chose relie l’arme du crime à sa mère. Le fait que ce soit un poignard russe, rare, n’était probablement pas bon signe.
Jenkins remit l’arme dans l’enveloppe et déballa un écouvillon stérile.
« Ouvrez la bouche, s’il vous plaît. »
Zoé s’exécuta et il lui tapota l’intérieur de la joue.
« Je ne sais pas si vous êtes très au fait de la procédure de recherche de maternité, dit-il, mais le test porte sur l’ADN dit mitochondrial. Les mitochondries sont les centrales énergétiques des cellules. Bref, cet ADN-là est directement transmis par la lignée sanguine maternelle.
— Un lien du sang, dit-elle, s’émerveillant à nouveau à cette idée.
— Ouais, vous avez pigé. Les mitochondries mutent si rarement au fil du temps que, théoriquement, on pourrait remonter la lignée de toutes les femmes actuellement vivantes jusqu’à la première femme homo sapiens. Autant dire remonter cent soixante dix mille années d’évolution. Et donc, au bout de ce petit morceau de coton, fit-il en brandissant l’écouvillon comme un sceptre, c’est Ève que je tiens. »
Il faisait noir lorsque Zoé quitta le palais de justice. La pluie avait laissé place à un brouillard à couper au couteau. Elle remonta la fermeture Éclair de son blouson d’aviateur en cuir noir et releva le col pour se protéger du froid hivernal, mais intérieurement cela n’améliora pas la situation.
Elle avait garé son Bébé plus loin sur Bryant, sous l’autoroute. Ce n’était pas le quartier le plus reluisant de la ville, et elle était sur ses gardes. La lumière des lampadaires trouait tout juste l’obscurité entre les piliers de béton, et le vent lui envoyait des emballages de nourriture vides dans les jambes.
Il n’y avait pas beaucoup de circulation, et le seul autre piéton était un homme avec une queue-de-cheval qui attachait sa bicyclette avec une chaîne à une rangée de distributeurs de journaux presque tous vides. Elle croisa son regard en passant. Il lui rendit son salut avec un sourire.
Elle descendit du trottoir pour atteindre la portière du côté conducteur tout en fouillant dans son sac pour ses clés lorsqu’elle entendit un bruit de pas derrière elle. Elle entrevit un vague mouvement du coin de l’œil…
L’homme à la queue-de-cheval faisait tournoyer la chaîne en direction de sa tête.
Elle l’esquiva et pivota sur l’avant du pied, mais pas assez vite. Il lui passa la chaîne autour du cou, la souleva de terre et l’entraîna sous l’autoroute.
La chaîne s’enfonça dans sa gorge, l’empêchant de respirer. Elle jeta son sac sur le côté, mais il ne le suivit même pas du regard.
Ce n’est pas à mon fric qu’il en veut. Alors c’est quoi ? Un mari violent à la recherche de sa femme… Ou quoi… ? Oh, mon Dieu, il va me violer ?
Elle sentait son souffle chaud sur le côté de son visage.
« Où il est, salope ? »
Quoi ?
Zoé laissa son corps s’affaisser, essayant de déséquilibrer son agresseur, mais il ne se laissa pas avoir. Au contraire, il resserra sa prise sur la chaîne et elle vit des taches noires danser devant ses yeux.
« Maintenant, écoute-moi, dit l’homme avec un fort accent russe. Je vais relâcher légèrement la chaîne, et tu vas chanter comme un joli petit oiseau. La vieille bique n’a pas voulu coopérer, et elle a pris un coup de couteau dans le cœur. Tu ne vas pas être aussi stupide, hein ? »
Sa poitrine se souleva, et elle lutta contre la panique en essayant de se remplir les poumons d’air. C’était l’homme qui avait tué sa grand-mère, et maintenant il s’en prenait à elle. Mais pourquoi ? Que voulait-il ?
Son souffle chaud, à nouveau.
« Je veux l’autel d’ossements, et tu n’auras qu’une ou deux secondes pour me dire où il est. Si tu ne le fais pas, je t’étrangle avec cette chaîne jusqu’à ce que tu t’évanouisses. Quand tu reviendras à toi, je te pointerai un couteau devant l’œil, et si tu ne parles pas à ce moment-là, je te l’arrache comme un raisin dégoulinant. »
Dès que Zoé sentit se relâcher la pression de la chaîne, elle lança sa jambe droite vers l’arrière, pivota vivement sur elle-même en se détournant de lui et lui balança de toutes ses forces son poing en plein sur la gorge.
Il recula en hoquetant.
Elle se retourna, fit un ciseau avec sa jambe droite et lui flanqua un bon coup de pied dans le bas-ventre. Un peu au jugé, parce qu’il bougeait vite, mais cela suffit à le faire se plier en deux. Il s’étreignit les flancs de ses bras croisés en la maudissant, en maudissant la douleur.
Une sirène troua la nuit. Des lumières rouge et bleu clignotantes apparurent.
La soudaineté de cette irruption détourna l’attention de Zoé une fraction de seconde, juste le temps que l’homme à la queue-de-cheval se retourne et s’éloigne en clopinant.
Elle se lança à sa poursuite en hurlant :
« Espèce de salaud ! Pourquoi l’avez-vous tuée ? Qu’est-ce que vous voulez ? »
Un crissement de pneus. Un bruit de pas précipités dans son dos. Une voix d’homme hurla :
« Police ! Arrêtez-vous, tous les deux ! »
Zoé – pas très sûre que les flics aient bien pigé qui avait agressé qui – se figea sur place tandis que l’homme à la queue-de-cheval continuait à courir, encore à moitié plié en deux mais prenant de la vitesse.
Zoé tendit le doigt en criant :
« C’est lui ! Arrêtez-le ! »
Le type à la queue-de-cheval prit ses jambes à son cou. Zoé allait se remettre à courir à sa poursuite, mais l’un des flics la prit par le bras.
« Oh non, pas vous, madame. Vous restez là jusqu’à ce qu’on ait tiré l’affaire au clair. »
Zoé regarda le coéquipier du flic courir après le type à la queue-de-cheval, mais il pesait au moins vingt kilos de trop, il trottinait comme un Télétubby, et elle se dit qu’il avait plus de chances de faire une crise cardiaque que de rattraper son agresseur.
Un représentant en informatique avait appelé la police sur son téléphone portable pour dire qu’une femme se faisait agresser sous la bretelle d’autoroute, et la voiture de patrouille rôdait à un feu rouge, à un pâté de maisons de là, sur la Neuvième Rue.
Zoé laissa les flics de la patrouille penser que c’était une agression, et elle fit une déclaration selon laquelle elle n’avait pas bien vu son assaillant.
Quand les flics furent partis, elle reprit sa voiture et chercha le numéro de portable de l’inspecteur Sean Mackey sur son smartphone. Il répondit presque aussitôt.
« C’est moi, Zoé. Zoé Dmitroff. Je…
— Bon sang, où êtes-vous ? Non, tant pis. Je suis juste devant chez vous. Ramenez-vous, il faut qu’on parle. »
Elle ouvrit la bouche, s’apprêtant à lui dire où il pouvait se carrer son autoritarisme primaire quand tout à coup elle se revit sous la bretelle d’autoroute, une chaîne s’enfonçant dans sa gorge, lui coupant la respiration.
« Zoé ? »
Elle ferma les yeux, inspira profondément.
« J’arrive dans cinq minutes. »
Elle n’était qu’à six rues de chez elle. Elle habitait sur South Park, dans une boulangerie industrielle du début du siècle, un bâtiment de brique qui avait été reconverti en appartements et en lofts au moment de la bulle Internet. Dans les années 1990, le quartier grouillait de développeurs aux cheveux violets et d’aventuriers du capital-risque, puis la bulle avait éclaté et ils s’étaient évaporés. Au moins, se disait Zoé en garant son Bébé juste derrière la Taurus gris métal de Mackey, maintenant, on pouvait se garer comme on voulait.
Il était appuyé, les fesses sur le capot de sa voiture, les bras croisés sur la poitrine, l’air fumasse.
Lorsqu’elle ouvrit la portière de sa voiture, il décroisa les bras et se redressa, mais son humeur ne parut pas s’améliorer sensiblement.
« Je devrais vraiment vous fourrer au bloc pour entrave à une enquête criminelle… »
Il s’interrompit lorsqu’elle s’approcha de lui et qu’il put voir son visage.
« Que vous est-il arrivé ? »
Sa gorge se noua à nouveau, l’odeur d’huile de la chaîne lui remonta dans les narines. Elle refoula un haut-le-cœur. Elle esquissa le geste de porter la main aux écorchures à vif sur son cou, et s’arrêta en voyant qu’elle tremblait comme une feuille.
« Hein ? fit Mackey. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Je viens de rencontrer l’assassin de ma grand-mère, Mack. De très près, et c’est devenu personnel. » Et puis elle partit d’un petit rire hystérique, parce que ça paraissait vraiment dingue. « Il a essayé de m’étrangler avec une chaîne d’antivol de vélo. »
Mackey lui jeta un long regard dur, puis il tendit la main et la prit par le menton pour lui faire tourner la tête afin de mieux voir les marques sur son cou.
« Ça, pour le rencontrer, vous l’avez rencontré. » Elle hocha la tête, avala sa salive dans l’espoir de chasser la boule qu’elle avait dans la gorge. « Racontez-moi. »
Elle lui raconta tout, se sentant stupide de s’être montrée aussi peu méfiante et de s’être laissée prendre par surprise. Elle lui donna tous les détails dont elle arrivait à se souvenir, comme le fait que l’haleine du type sentait le vin et l’ail, et qu’il parlait avec un accent russe.
« Et ses bottes avaient l’air de venir d’Europe de l’Est. Vous savez, du cuir fin, le bout pointu, et des talons un peu hauts pour le grandir encore. »
Mackey hocha la tête et nota tout ça dans son calepin. Lorsqu’elle eut fini, il appela pour lancer une recherche sur le suspect, puis il lui fit raconter l’incident une deuxième et une troisième fois.
« C’est quoi, cette histoire d’autel d’ossements ? Il fallait vraiment qu’il y tienne pour être prêt à tuer et à torturer une vieille femme et sa petite-fille pour mettre la main dessus, commenta-t-il.
— Je n’en ai pas idée, Mack. Aucune idée. Je le jure.
— Vous êtes sûre ? Pas le moindre indice ? »
Elle secoua la tête.
« Attendez, je me rappelle un truc. Il portait un gros pull marron, épais, et il y avait une déchirure – non, une entaille sur la manche, et à travers j’ai vu un bandage taché de sang. J’espère que c’est ma grand-mère qui lui a fait ça. J’espère qu’il souffre comme une bête.
— Ouais, elle l’a un peu tailladé, répondit Mack. Le légiste a trouvé une plaie dans la paume de sa main, des traces d’un sang qui n’était pas le sien sur le devant de son manteau, et un éclat de verre correspondant à une bouteille cassée sur la scène de crime. On a lancé une recherche d’ADN dans le CODIS, mais ça prend toujours un peu de temps. »
Il se passa les doigts dans les cheveux.
« Vous pensez que ça pourrait avoir un rapport avec l’affaire de famille ? Que ce type pourrait être un des gros bras russes de votre mère… comment on les appelle, déjà ?
— Des vory. Vous ne pensez pas sérieusement qu’elle se serait levée hier en décidant de commencer à éliminer ses plus proches parents les uns après les autres ? Pourquoi aurait-elle fait ça ? »
Mackey haussa les épaules.
« À vous de me le dire. On parle quand même de la femme qui a fait livrer à son beau-frère la tête de son principal homme de main dans un seau de beurre de noix de pécan de quarante litres.
— C’était son cousin par alliance. Et la tête était celle d’un type qui avait tué plus de gens que Ted Bundy, mais je vois ce que vous voulez dire. Je sais qu’elle est parfois impitoyable, Mack, mais cet après-midi, quand je lui ai montré la photo de scène de crime et que je lui ai dit qui c’était, elle a encaissé le choc. Je crois vraiment qu’elle pensait que sa mère était morte depuis je ne sais combien d’années.
— Elle a dit que votre grand-mère était mariée. »
Il ressortit son calepin de sa poche et l’ouvrit d’un mouvement de poignet.
« Un certain Mike O’Malley. Vous savez quelque chose à propos de cet homme ? C’était son beau-père, mais votre mère prétend n’en garder pratiquement aucun souvenir. »
Zoé secoua la tête.
« J’ignorais complètement son existence jusqu’à aujourd’hui. Mais le type à la queue-de-cheval ne peut pas être lui. Il est beaucoup trop jeune. Une bonne trentaine, tout au plus. »
Mackey n’ajouta rien, il se contenta de la regarder, et son visage s’adoucit.
« Écoutez, je sais que vous êtes épuisée. Mais si vous pouviez revenir à la brigade des homicides le décrire à notre dessinateur, et peut-être jeter un coup d’œil à nos photos de famille ? »
Zoé releva la main vers son cou. Elle avait encore l’impression de sentir la chaîne se resserrer sur sa gorge.
« Je pourrais peut-être prendre une douche d’abord ? Je me sens sale.
— Bon, d’accord. J’ai une tonne de paperasses qui m’attendent au bureau, de toute façon. Remontez prendre votre douche, faites-vous une tasse de thé. Ou encore mieux, prenez un verre de quelque chose de plus costaud. On pourra se revoir plus tard, pour la séance de trombinoscope. »
Zoé essaya de sourire, mais elle avait l’impression d’avoir un masque sur le visage. Alors elle hocha la tête et se dirigea vers la porte de la boulangerie. Et puis elle s’arrêta et se retourna.
« Tout à l’heure, quand vous m’avez parlé de ma grand-mère, vous m’avez posé une question au sujet de l’autel d’ossements. Comment saviez-vous que c’était ce que le tueur cherchait ?
— Je l’ignorais. C’était autre chose… »
Il hésita.
« Allez, Mack. Je sais, vous aimez bien retenir des informations, les gars, mais il allait me crever un œil.
— Votre grand-mère a survécu quelques instants après le coup de poignard. Assez longtemps pour parler au gars qui avait mis son assassin en fuite. Et le gars pense qu’elle lui a dit : « Ils n’avaient pas besoin de le tuer. L’autel d’ossements, il n’avait jamais bu son élixir. Je l’avais récupéré. »
— Le tuer ? Mais… Ça voudrait dire que quelqu’un d’autre aurait été tué, alors. Oh mon Dieu, Mack, vous croyez que c’est… ?
— Quelqu’un qui vous serait lié ? Un autre parent perdu de vue depuis longtemps, peut-être ? Je ne sais pas. »
Zoé essaya de réfléchir à ce que tout cela voulait dire, et n’y arriva pas. Elle était trop ébranlée, trop effrayée.
« Et c’est quoi un élixir d’un autel d’ossements ? Ça n’a aucun sens !
— Rien dans cette affaire n’a de sens. »
La porte de l’appartement du premier étage sur l’arrière s’ouvrit dès que Zoé mit le pied dans l’ex-boulangerie. Une grande femme hispanique aux cheveux noirs aile de corbeau et au regard sage et pénétrant sortit sur le palier.
« Tiens, Maria, dit Zoé. Comment ça va ? »
Maria Sanchez n’avait plus grand-chose à voir avec la femme que Zoé avait sauvée d’une accusation de meurtre, cinq ans auparavant. Zoé était fraîche émoulue de l’école de droit. Elle avait été commise d’office au tribunal, et héritait de tous les cas désespérés, ceux qui n’avaient aucune chance de s’en sortir. C’est là que le juge du tribunal de nuit lui avait confié le dossier de Maria : une immigrée nicaraguayenne qui avait braqué un fusil sur la tête de son mari endormi et lui avait fait sauter la cervelle.
Zoé n’oublierait jamais la première fois qu’elle avait vu Maria, assise sur l’étroite couchette d’une cellule de la prison municipale. Une femme dont l’âme semblait plus meurtrie que le visage. Une femme aux yeux morts. Et puis, au fur et à mesure qu’elles se parlaient, Zoé s’était rendu compte que ce qu’elle avait pris pour des yeux morts et pour un manque d’espoir était en fait l’exact opposé. Tout au fond, Maria Sanchez avait une dignité humaine d’une pureté, d’une force comme Zoé n’en avait jamais rencontré. En dépit de toutes les preuves qui pesaient contre sa cliente – les empreintes digitales, les traces de poudre, et même des aveux en bonne et due forme, Zoé n’avait jamais eu autant envie de gagner un procès.
À ce jour, elle ne savait pas très bien comment elle avait emporté le morceau. Elle pensait qu’en fin de compte, c’est Maria Sanchez elle-même qui avait fait basculer le jury, rien qu’en se dressant à la barre et en racontant son histoire. Et quand Zoé était sortie du tribunal, ce jour-là, en compagnie d’une Maria libre, elle avait su ce qu’elle voulait faire jusqu’à la fin de ses jours.
Pendant des années, Maria avait passé ses journées à vendre des tamales et des burritos chauds dans une charrette à bras sur Mission Street, et le soir elle était serveuse dans un restaurant. Le mois dernier, elle avait réussi à ouvrir sa propre taqueria près du terrain de base-ball des Giants. Généralement, Zoé aimait bien bavarder et se détendre un peu avec elle, mais pas ce soir-là. Pas alors qu’elle se sentait elle-même tellement vidée.
« Le policier vous a trouvée ? demanda Maria. Il ne cherchait pas une de vos chicas, hein ? »
Les femmes que Zoé sauvait, Maria les appelait toujours ses chicas, quel que soit leur âge.
« Non, ce n’était pas ça. J’étais plus ou moins témoin dans une affaire… Écoutez, je crois que je vais monter. Je ne me sens pas très en forme, ce soir, et…
— Sí, sí, montez, montez… Mais d’abord… Le facteur m’a laissé quelque chose pour vous. Il a dit qu’il l’avait trouvé coincé dans le casier sous les boîtes aux lettres, où il laisse tous les catalogues et les magazines. Mais ça n’a pas été posté. Regardez : pas de timbres, pas de cachet de la poste. »
Maria lui tendit une enveloppe matelassée jaune qui aurait pu contenir un livre broché. Le nom et l’adresse de Zoé étaient inscrits sur l’enveloppe en caractères bâton. Il n’y avait pas d’adresse d’expéditeur.
« C’est bizarre. »
Et puis elle pensa, Grand-mère. Elle soupesa le paquet. Plutôt léger.
« Merci. Il faut que j’y aille, mais je redescendrai vous voir plus tard. »
Elle passa devant l’ascenseur – une vieille cage de métal grinçante qu’il fallait être fou pour emprunter et se dirigea vers l’escalier. Son loft se trouvait au sixième, elle montait généralement quatre à quatre, et elle aimait bien voir à quel étage elle arrivait avant de commencer à être essoufflée, mais pas ce soir-là.
Ce soir-là, elle monta doucement ses six étages, l’enveloppe serrée sur sa poitrine, comme si c’était un talisman magique.
Elle n’arrivait pas à le croire, elle ne pouvait tout simplement pas. La porte de son appartement était grande ouverte. Et la lumière était allumée.
Elle courut dans son loft sans prendre le temps de réfléchir au fait que l’intrus pouvait encore être là. Tout était sens dessus dessous, et…
Les chats.
Oh bon sang ! Bon sang ! C’étaient des chats d’appartement, ils avaient passé toute leur vie enfermés là. S’ils étaient sortis, si quelqu’un leur avait fait du mal…
Elle lâcha son sac et l’enveloppe. Elle courut vers le lit, souleva la couette qui traînait par terre. Deux paires d’yeux jaunes la regardèrent depuis le coin le plus éloigné, tout au fond. Ses yeux s’embuèrent de larmes de soulagement.
Bitsy, une petite chatte tricolore parfois un peu trop téméraire pour son bien, sortit tout de suite en entendant la voix de Zoé. Barney, un gros matou noir et gras, refusa de bouger et se mit à cracher quand elle tendit la main vers lui.
Elle dut se rabattre sur le fromage à tartiner. Barney raffolait du fromage à tartiner, ainsi que le prouvait son ventre rebondi.
Le bruit de l’emballage en alu leva toutes ses réticences. Ses moustaches émergèrent en premier, suivies par le reste de son individu, énorme. Il s’aventura pour lécher la crème de fromage qu’elle avait sur le doigt, entre deux miaulements pour lui faire comprendre ce qu’il pensait de la situation.
Zoé s’assit par terre et prit ses bébés dans ses bras. Elle enfouit son visage dans leur fourrure chaude.
Quand les battements de son cœur se furent enfin apaisés, elle parcourut son loft du regard. Celui qui avait fait ça ne s’était pas contenté de fouiller l’endroit, il l’avait vandalisé. Les vases étaient brisés, les paquets de farine et de sucre répandus par terre, les bouteilles de vin cassées, les coussins éventrés. Seule la serrure de la porte d’entrée, qui était ce qui se faisait de mieux dans le genre, n’avait pas été saccagée. Elle avait été crochetée.
Donc, un professionnel, si l’on peut dire. En tout cas, un individu en rogne. Suffisamment pour passer sa colère sur ses affaires.
Elle grattouilla Barney sous le menton.
« Il était comment, mon bébé ? Il avait une longue queue-de-cheval brune ? Tu crois que tu pourrais le reconnaître si je te montrais une photo… »
Dehors, par la porte ouverte, elle entendit craquer une latte de parquet. Elle montait et descendait cet escalier tous les jours depuis cinq ans. C’était la troisième marche du quatrième étage.
Barney l’avait entendue aussi. Il bondit de ses bras et fila sous le lit, Bitsy juste derrière lui.
Zoé se releva rapidement, sans bruit, et ramassa son sac abandonné par terre. Elle ouvrit la fermeture Éclair, prit son revolver, libéra le cran de sûreté. Elle tendit la main vers l’enveloppe matelassée qui se trouvait à côté et la glissa sous le lit. Barney émit un crachement.
Elle fit un pas vers la porte pour la fermer, se ravisa et éteignit plutôt la lumière.
Elle se plaqua dos au mur, tenant son arme à deux mains, le canon levé vers le haut et attendit, le cœur battant très vite et très fort.
Une ombre franchit d’abord le seuil, suivie par la silhouette d’un homme. Zoé lui colla le canon de son arme sur la tête, juste derrière l’oreille.
« Ne respirez même pas. »